Erzy Flamme du forum.
Nombre de messages : 5080 Localisation : Le Sud, encore et toujours! Date d'inscription : 18/09/2010
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| Sujet: Spectatrice (suite suite) Mar 8 Mar 2011 - 16:00 | |
| Je l'avais suivie, sans bien savoir si ce qui m'attirait était la perspective d'un rafraîchissement, ou l'idée de ne pas quitter tout de suite cette blanche apparition. Elle m'avait guidé à travers un dédale de petites rues. Marie-Anne parlait beaucoup, je ne répondais que par monosyllabes, souhaitant que ce trajet fût le plus long possible et prolonger ces instants avec elle. Il avait bien fallu quand même arriver. J'avais alors découvert la maison de Marie-Anne. Elle était immense, abritée derrière un grand mur blanc et un portail en lourd fer forgé qu'elle avait ouvert au moyen d'un "bip". En arrivant, on ne voyait qu'une vaste façade percée de rares et étroites fenêtres. C'est de l'autre côté, celui qui faisait face à la mer, qu'il y avait une terrasse sur laquelle donnait une enfilade de portes-fenêtres, et un balcon-galerie au premier étage. C'est en contournant la demeure avec Marie-Anne que j'ai compris que je rentrais dans le monde. Il y avait des gens sur la terrasse, d'autres qui nageaient dans la piscine à l'eau très bleue perdue au milieu des arbres. J'entendais des voix, plus seulement la sienne et la mienne, des rires. Les parasols étaient bariolés. Les choses avaient repris leurs couleurs. Je me rappelle avoir seulement eu le temps de m'étonner du nombre de personnes présentes, et m'être demandé si je n'étais pas dans une sorte de résidence luxueuse. Mais déjà, Marie-Anne m'avait guidé vers un coin de la terrasse, à une table où deux hommes jouaient au backgammon en présence d'une jeune femme enceinte. "Papa, avait dit Marie-Anne à l'un des deux hommes, jeune encore, bel homme, genre flibustier, je te présente..." Elle s'était retournée vers moi et m'avait demandé: "Vous vous appelez comment ? - Audric. - Papa, je te présente Audric. Audric, voici mon père, que vous pouvez appeler Ronnie, Carole, sa femme, et Alain, son associé et notre meilleur ami. - Bienvenue ici, Audric, m'avait dit le père de Marie-Anne. Vous savez jouer au backgammon ? » Non, je ne savais pas jouer au backgammon. Au bridge, oui. Quand nous étions adolescents, les mères des amis de mon « milieu » ou ma tante organisaient des goûters-bridge pour qu’arrivés à l’âge adulte, nous soyons aptes à ce jeu qui seul, pour elles, était « respectable ». « Pas grave, avait dit Ronnie avec un large sourire. Tu peux nous servir quelque chose, ma chérie", avait-il suggéré à sa fille. Nous avions bu. Ni Ronnie, ni Carole, ni Alain ne nous avaient interrogés, comme si la situation était naturelle. Pourtant, Marie-Anne qui ne semblait guère avoir beaucoup plus de quinze ou seize ans ramenait un inconnu chez elle, et personne ne demandait même où elle m'avait rencontré, ou par exemple ce que je faisais à Ibiza. J'avais peu à peu repris mes esprits. À un moment où nous fûmes seuls, je dis à Marie-Anne qu'elle était belle et elle me sourit.
Vous n'avez pas connu Marie-Anne à cette époque, Anna. Vous ne l'avez vue qu'en mère de famille sereine, épanouie, parfaite. Elle était quelqu'un d'autre à dix-sept ans (c'était son âge), quand je l'ai rencontrée. On ne peut pas la décrire, chaque instant venait contredire l'impression laissée l'instant précédent. Parfois adolescente, vive, espiègle, à d'autres moments très femme, très adulte, très expérimentée. Toujours troublante. Il y avait en elle quelque chose d'un peu pervers qu'elle cultivait peut-être sans le savoir, notamment dans son regard trop vert, dans son rire provocant et trop sonore, dans sa manière de marcher, de s'habiller. On aurait dit une enfant qui a toujours vécu au milieu d'adultes. Et d'ailleurs, quand je regardais autour de moi, je constatais que c'était à peu près cela. Il y avait surtout des hommes de la génération de son père, et des femmes souvent plus jeunes, comme Carole, mais pas d'adolescentes comme elle. Je ne posai pas questions cependant. Je sentais qu'il ne le fallait pas, que ce serait déplacé. On ne m'avait rien demandé à moi, quand j'étais arrivé, il aurait été de mauvais goût de me montrer indiscret. Je crois aussi que dès cet instant, j'avais été pris sous le charme, fasciné par ce monde si différent du mien et dont je ne connaissais pas les règles. Tout concourait à me faire éprouver cette impression, la chaleur, ces gens aux conversations superficielles mais qui semblaient soudain une illustration du bonheur, et surtout, la présence constante, agaçante de Marie-Anne à mes côtés.
Aujourd'hui, je me demande jusqu'à quel point je n'ai pas cédé à une attirance inévitable. Cet univers nouveau ne pouvait séduire que le jeune homme plutôt sérieux (selon mes critères) que j'avais été. C'était presque malhonnête. Je ne pouvais que tomber amoureux de cet endroit et de la maîtresse des lieux. Sans cette ambiance, sans ce soleil, sans le caractère "miraculeux" de notre rencontre, je me demande si j'aurais pu aimer Marie-Anne. Mais cette question est absurde puisque Marie-Anne était ce soleil, cette maison, qu'elle semblait à la fois les avoir créés et les incarner.
En tout début de soirée, Marie-Anne, sans avoir rien demandé à personne, m'avait suggéré d'aller chercher mes affaires à l'hôtel et de venir m'installer pour quelques jours. Bien sûr, j'avais dit oui. Elle m'avait accompagné, et pendant le trajet, je n'avais pu m'empêcher, malgré mes bonnes résolutions, de poser des questions qui me brûlaient les lèvres sur la maison et ceux qui y vivaient. Elle n'avait été ni surprise ni mécontente, heureuse au contraire semblait-il de parler d'elle et des siens. Elle m'apprit ainsi que la demeure appartenait à son père et Alain. Tous les habitants étaient des amis de l'un ou de l'autre, ou amis d'amis, ou se prétendaient tels. En fait, entrait ici un peu qui voulait, et les "invités" restaient le temps qu'ils jugeaient bon. Certains étaient des habitués, d'autres ne revenaient jamais. Elle soupçonnait Alain, le plus réaliste des deux associés, de faire un tri discret parmi les nouveaux arrivants, à la suite de problèmes rencontrés deux ans plus tôt avec des personnes dont on ne savait rien. Je lui demandai s'il allait faire une enquête sur moi, et elle se mit à rire. Ainsi avant tout, c'était la maison des amis et de la famille, Ronnie avait en effet plusieurs enfants, il y en avait certains en ce moment, je les avais sûrement aperçus et elle me les présenterait.
J'avais passé avec eux ma première soirée. C'était un art de vivre que je découvrais, dont je n'avais même pas soupçonné qu'il pût exister. Moi pour qui une soirée ne se concevait que préparée au minimum quinze jours à l'avance, avec invitation sur des bristols gravés, j'apprenais que chaque soir pouvait être une fête quand se trouvaient réunis des gens disposés à partager la bonne humeur. Ici, il ne s'agissait pas d'être brillant, de faire des bons mots, de surprendre par des prises de position ou des idées originales, il fallait parler fort et faire rire. Si j'avais été ailleurs, j'aurais sans doute eu honte pour eux, pour la pauvreté de leurs conversations, pour le niveau de leurs plaisanteries. Mais j'étais là, et ma vision des choses était soudain déformée. Il y avait tout le reste, des femmes qui n'étaient que belles, la musique en permanence, l'alcool qui circulait, l'odeur entêtante de la mer et des arbres, et ce soleil qui ne se laissait pas oublier, même la nuit tombée, tant il avait chauffé la maison, bruni les corps, effacé tout ce qu'il pouvait y avoir de terne. C'était ce que j'allais bientôt appeler l'esprit d'Ibiza, mais qui n'était fascinant et compréhensible qu'à Ibiza justement. Ailleurs que dans cette maison, rien de tout cela n'aurait pu exister. C'était une vie qui esquivait le monde réel, avec panache mais non sans risques, comme j'allais l'apprendre bien plus tard à mes dépens.
Le dîner avait eu lieu vers vingt-deux heures trente, et provoqué un regroupement de tous vers la salle à manger. Tout le rez-de-chaussée ne consistait qu'en une seule pièce immense que des marches et des murs bas couverts de plantes vertes, séparaient en quatre espaces. Dans la partie salle à manger, il y avait une longue table rectangulaire, Ronnie et Marie-Anne en occupaient rituellement les deux bouts. Ensuite, chacun se mettait où et comme il le pouvait. Je me glissai à côté de Marie-Anne, bien sûr. Il y avait une vingtaine de personnes au moment de mon arrivée, mais parfois, dans l'été, il y en eut plus. Cela donnait lieu à des scènes que je trouvais cocasses, personne n'ayant assez de place pour manier les couverts et devant faire preuve d'adresse ou d'autorité pour goûter à la nourriture. Je plongeai vraiment dans un autre monde. Chez moi (dans mon "milieu"), un déjeuner ou un dîner avec invités était un acte officiel. Plan de table, nappe damassée avec serviettes assorties, les divers couverts en argenterie disposés selon les règles, ainsi que les verres, par ordre décroissant de taille. Ici, je m'amusais. J'étais comme un gamin qui découvre un nouveau jouet inhabituel mais qui forcément, va s'en lasser très vite pour revenir à ses joujoux préférés. Je ne le savais pas encore.
Pour la nourriture, elle n'était pas bien fameuse. Certes, il y avait deux énormes congélateurs, mais ils ne suffisaient souvent pas. On mangeait n'importe quoi, ce que l'on trouvait à la cuisine, parfois rien quand personne n'avait eu le courage de se dévouer pour le ravitaillement. Il y eut ainsi au mois d'août une journée de jeûne quasi complet pour toute la maisonnée, et on en profita pour organiser une partie de pêche au large qui permit de ramener de quoi sauver les habitants d'une mort par inanition. Il faut dire que la charge de faire "tourner" la maison reposait sur trois personnes: Carole, Alain, et l'épouse de ce dernier, Sylvia. Je n'ai jamais vu Marie-Anne ou Ronnie lever le petit doigt. Quant aux autres, ils se laissaient vivre. N'étaient-ils pas "invités"?
Pour cette première soirée, je n'avais guère participé à l'allégresse générale. D'abord, je ne connaissais personne, j'observais. Et puis, je crois que déjà, inconsciemment, quelque chose me gênait. Tout était trop parfait (selon leurs critères) jusqu'à l'artificiel et à l'indécent. Par contre, Marie-Anne parlait beaucoup et riait en rejetant d'un geste de la tête ses longues boucles brunes dans son dos en une attitude affectée. Et puis et puis... Marie-Anne... En la regardant attentivement ainsi que les autres, je me mettais à comprendre certaines choses. Des choses que j'avais peut-être devinées dès mon entrée ici, mais qui devenaient évidentes au moment de ce repas. Et des choses qui me choquaient. Pas contre elle spécialement, que je voyais un peu comme une victime, mais contre les moeurs de la maison. Je suis obligé ici, Anna, de vous reparler de mon "milieu". Je suis désolé, je ne trouve pas d'autre mot, et de toute manière, c'est le mot-clé qui explique toute l'histoire de notre futur couple. Dans mon "milieu" donc, tout le monde ou presque était catholique pratiquant. Je sais que ma mère avait été très pieuse. Mon oncle pour sa part n'avait pas vraiment l'air concerné par tout ça, ce qui ne l'empêchait pas d'aller à la messe tous les dimanches. Ce qui fait que tout en étant catholique, je pratiquais moi-même de façon assez aléatoire. Jamais je ne fis partie de ceux que l'on appelait les Tala (que je vous explique: contraction de ceux qui "vonT À LA messe" et qui étaient de quasi intégristes). Mais un certain nombre de choses étaient ancrées en moi par mon éducation. Parmi celles-ci: la virginité avant le mariage. Pour être plus honnête, la virginité des filles, surtout. On fermait plus facilement les yeux pour les garçons qui à mon instar, avaient connu des "expériences". Mais pour moi, cette idée restait très importante, même si aujourd'hui, je me demande pourquoi. À l'époque, il en était ainsi. Or, il n'y avait pas besoin d'être un observateur hors-pair pour se rendre compte que Marie-Anne occupait une situation très particulière et choquante pour moi dans cette maison. Tout le disait: les regards des hommes sur elle, les mains qui la frôlaient, leurs attitudes faites d'une mélange de paternalisme et de désir. Marie-Anne s'y prêtait sans jamais s'en cacher. Et tout cela sous les yeux de Ronnie qui semblait accepter, voire approuver avec désinvolture, ces jeux équivoques auxquels Marie-Anne se prêtait tantôt avec un sourire de petite fille, tantôt avec un regard de femme. En un mot comme en cent, Marie-Anne avait été et était sans doute encore la maîtresse de plusieurs des "amis" de son père, de ses "invités".
Autant vous dire que cela me heurta profondément. Le comportement de Ronnie me paraissait le pire. Il livrait sa fille! Son adorable adolescente adorée de dix-sept ans! Je crois que dès cet instant, avant même de réaliser la place qu'allait prendre Marie-Anne dans ma vie, j'avais décidé que je la sortirais de ce "milieu" pour lequel dès le premier jour, j'éprouvai des sentiments très contradictoires: fascination et répulsion. J'avais deviné que même avec l'habitude, je ne m'y ferais jamais, sans comprendre que Marie-Anne n'avait elle non plus aucune chance de s'habituer un jour à un monde qui serait à l'opposé total de celui sur lequel elle régnait en princesse comblée . | |
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