Spectatrice (suite)

La première semaine, début juillet, s'était passée dans l'enthousiasme. Je ne connaissais pas l'Espagne, je n'en parlais pas la langue, mais j'avais eu le coup de foudre pour ce pays. Et puis, je voyageais d'une manière nouvelle pour moi: sac à dos, campant parfois (je ne l'avais jamais fait), ou nous arrêtant dans des auberges plus que sommaires. Rien à voir avec tous les voyages que j'avais pu faire. Cela me plaisait. Était-ce sincère ou un caprice de gosse de riche qui se donnait l'impression de s'encanailler? C'était sincère à l'époque.
Le naturel revint au galop, si je puis dire. C'est moi qui un jour, en voyant des prospectus dans une gare où nous avions débarqué, ai proposé de nous rendre à Ibiza. À ce moment, j'aurais dit que je ne savais pas exactement pourquoi, parce que le nom me plaisait, ce qu'il évoquait aussi. Quelque chose d'assez flou. Mais tout bêtement, nom souvent entendu, je suppose, dans mon entourage habituel.
Mes amis n'étaient pas très décidés. Ils prétendaient qu'il n'y avait rien à voir dans cette île, à part la mer et le soleil, ce qui n'était pas vraiment rare en Espagne à cette époque de l'année. Je ne sais plus quels arguments j'employai, mais nous nous y rendîmes.
Mes compagnons en eurent vite fait le tour. Le côté touristique, pittoresque et luxueux les agaçait, ce n'était pas leur genre. Ils avaient besoin d'autre chose que de ces Baléares de convention. Au bout de deux jours, après quelques excursions, ils parlaient déjà de repartir, de retourner sur la péninsule, et de reprendre le périple que nous avions fixé.
Moi, je serais bien resté. Quelque chose me retenait ici, je me disais que c'était dans le regard des gens, la couleur de la mer. N'étais-je pas en fait simplement revenu dans mon « milieu »?
Mais ils m'avaient fait plaisir en venant là, c'était à mon tour de me montrer conciliant. Nous avons donc décidé de nous en aller.
Et puis, nouvel imprévu. Le matin de notre départ, après un dernier bain, je me suis fait voler la quasi-totalité du contenu de mon sac à dos, argent, portable et surtout papiers. J'avais été pour le moins très négligent en le laissant sur la place. Négligent?
Il ne me restait qu'à téléphoner à mon oncle, homme providentiel, secours habituel de toutes les circonstances. Il prit les choses en mains: location d'une chambre dans un hôtel, pour l'argent, pas de problème, il allait me faire un virement. Mais pour les papiers, même pour lui, il fallait compter deux ou trois jours avant que je ne les reçoive.
Je ne voulus pas imposer ce retard à mes amis, et je proposai la solution qui fut finalement adoptée. Ils n'avaient qu'à poursuivre le voyage comme prévu, je les rejoindrais dès que je serais de nouveau en règle à l'étape convenue.
Ils s'en allèrent donc. Au fond, je n'étais pas mécontent d'être un peu seul. Je restai les deux journées suivantes à ne rien faire. Je me levais à onze heures, j'allais nager dans la mer, je déjeunais et je faisais la sieste aux heures les plus chaudes. Ensuite, je m'installais au balcon de ma chambre et j'observais. Je me faisais monter à boire, je prenais un livre que je ne lisais pas. Dans cette inaction, la chaleur me paraissait douce, les gens heureux, et je l'étais aussi.
Mon oncle fut efficace, bien sûr. Le troisième jour, en début d'après-midi, il m'appela sur mon portable pour me dire que mes papiers m'attendaient au bureau de poste le plus proche. Mais il n'avait personne sur place pour me les apporter.
Il fallait aller les chercher. Il faisait si chaud que je n'avais aucune envie de sortir. J'appelai la réception, mais personne ne répondit. C'était l'heure de la sieste. Je pestai contre moi-même. Si j'avais accepté que mon oncle me réserve une chambre dans un palace, comme il l'avait voulu, il y aurait eu du personnel. Mais devant mes amis, un peu par défi aussi, j'avais préféré quelque chose de beaucoup plus simple et qui m'avait bien convenu jusque là.
Il n'y avait pas d'autre solution. Je quittai l'hôtel vers quinze heures trente. Pour la première fois depuis que j'étais en Espagne, la chaleur me parut insupportable. Les rues étaient vides, les gens s'étaient réfugiés à l'intérieur des maisons pour fuir la canicule. Cela donnait un aspect irréel à l'île, comme un décor de cinéma qui aurait été abandonné. D'ailleurs, tout semblait avoir fui devant le soleil, et pas seulement les êtres humains. Les sons étaient absents, les couleurs n'existaient plus, tout était blanc comme si la chaleur avait tout absorbé.
La poste aussi était blanche, et à l'intérieur, il faisait frais. J'avais récupéré, avec un certain soulagement, le paquet contenant mes papiers. Pas toujours facile d'être à l'étranger sans même une carte d'identité.
Ensuite, j'étais resté un moment indécis devant la porte. J'hésitais à ressortir, à affronter de nouveau ce soleil hostile. Mais je ne pouvais tout de même pas passer tout mon après-midi dans une poste. Et puis, j'avais mes bagages à préparer si je voulais partir le soir ou le lendemain matin au plus tard.
Je me risquai donc à l'extérieur. Bien que je m'y fusse attendu, la chaleur me causa un choc. J'avais l'impression de ne plus pouvoir respirer, comme si le temps et l'espace s'étaient figés et qu'il n'y eût plus de place pour le faible mouvement de ma poitrine. Je ne pus pas bouger d'abord. Puis j'avançai prudemment un pied, l'autre. Je n'aurais jamais cru qu'il fût si difficile de marcher.
C'est alors que j'étais au milieu de la rue déserte que se produisit l'apparition. Dans la lumière blanche, une femme s'était soudain comme matérialisée. Elle était toute blanche, elle aussi, dans une longue robe, et le soleil faisait briller ses boucles brunes. On aurait dit qu'elle était le seul être vivant dans un monde devenu minéral. Elle avançait d'un pas rapide, sans paraître incommodée par la chaleur, quand tout était immobile. Elle m'avait croisé, adressé un sourire, puis elle m'avait dépassé. Je n'arrivais plus ni à me retourner, ni à avancer. Elle avait disparu, et je restais là, incapable du moindre geste, debout comme pour le reste de l'éternité au milieu de la rue blanche.
Et puis, dans le silence, j'avais soudain entendu une voix rieuse près de moi:
"Vous savez, vous devriez peut-être vous mettre à l'abri. On attrape vite une insolation à cette heure-ci."
Et tout à coup, elle avait été là, devant moi. Bien réelle, bien humaine, avec sa peau bronzée, ses yeux verts étrangement étirés, les traits précis de son visage. Je me répondais rien. Sa voix était devenue moqueuse.
"Vous n'auriez pas envie de boire quelque chose de frais, avant de prendre racine ici?"
J'avais difficilement répondu que je voulais bien, et elle avait alors décrété.
"Alors venez, je vous emmène chez moi."
Plus tard, nous avons souvent évoqué cette rencontre. Ce souvenir faisait toujours rire Marie-Anne.
"On aurait cru que tu étais transformé en statue, me disait-elle, et j'ai pensé que tu allais rester là toute la journée sans bouger, ou peut-être même que tu ne bougerais plus jamais et qu'on te retrouverait un jour, dans très longtemps, dans cette position. Je me suis dit que c'était dommage, et je suis revenue sur mes pas. En fait, c'est la pitié qui m'a poussée vers toi."