Erzy Flamme du forum.
Nombre de messages : 5080 Localisation : Le Sud, encore et toujours! Date d'inscription : 18/09/2010
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| Sujet: Spectatrice (4) Mer 16 Mar 2011 - 10:11 | |
| Je n'avais rien dit, bien entendu. Pendant tout le dîner, Marie-Anne m'avait souri fréquemment, se penchant parfois vers moi, sa tête et ses cheveux touchant mon épaule ou ma joue, pour me dire quelques mots. Elle ne mangeait pratiquement pas, ce qui lui laissait du temps pour parler et pour rire. Par contre, elle buvait beaucoup, du champagne, sans y faire attention, comme si cela avait une des conditions et un des mécanismes de la gaieté. Tous étaient là pour partager la joie et le rire, et rien d'autre. Cela pouvait paraître le comble de l'élégance, ce soin à garder pour soi tout ce qui pouvait troubler l'harmonie et le plaisir. En fait, ce n'était rien d'autre qu'un égoïsme accompli, que personnifiait si bien la trop jolie Marie-Anne. Personne ne parlait de ses problèmes parce que cela n'intéressait personne, tout simplement.
Après le dîner, alors que tout le monde s'était dispersé dans les quatre fausses pièces du rez-de-chaussée, le ton des voix avait baissé, les lumières s'étaient faites plus discrètes, les couples s'étaient formés. Quelqu'un avait mis la musique plus fort et avait demandé à Marie-Anne de danser, et elle avait dansé seule dans le salon, sans retenue, sans pudeur et pourtant avec une curieuse innocence, oublieuse semblait-il des regards de convoitise posés sur elle. Puis, un geste de son père l'avait arrêtée. Je crois qu'il aimait la voir se donner en spectacle car elle était belle et qu'il en était fier, mais pas s'offrir de cette sorte comme elle finissait toujours par le faire au bout d'un moment. Quel étrange père! Je n'ai jamais mis en doute un instant son amour démesuré pour sa fille. Mais quelle lourde part de responsabilité il porte dans ce qui est arrivé...
Personne n'avait protesté. Marie-Anne était sortie lentement de la musique, secouant la tête comme pour chasser des notes encore accrochées à elle, puis elle était venue s'asseoir près de moi dans un coin du salon. Alors seulement, d'autres s'étaient mis à danser. À ce moment-là, je savais déjà que j'allais passer la nuit avec elle, et je savais que je l'aimais. Et c'était un secret merveilleux, car si autour de nous, tout le monde savait sans doute également que nous allions passer la nuit ensemble, nul ne savait encore que je l'aimais.
Comment pourrez-vous croire ce que je vous raconte, Anna? Comment retrouverez-vous derrière la bourgeoise de Prély le fantôme de la jeune fille de dix-sept ans? Et pourtant, il faut me croire, je n'arrange pas le passé, je ne l'embellis pas. Vous n'avez connu qu'une Marie-Anne, la mienne, celle que j'avais fabriquée, le diamant déjà taillé et poli. Vous n'avez pas connu la fille de Ronnie, la pierre encore brute et superbe, bouleversante.
Je n'ai rien oublié de cette journée où j'ai rencontré Marie-Anne, rien non plus de notre première nuit. Mais à quoi bon tout cela puisque c'était tout simplement la vie et le bonheur, et que je ne fais rien d'autre qu'écrire des mots qui sont ce qu'il y a le plus éloigné de la vie. Comment dire en effet avec de simples mots sa beauté, le plaisir, l'odeur de la mer et du soleil qui arrivait à nous en pleine nuit ? À quoi bon puisque Marie-Anne est morte, et avec elle tout cela, avec elle le monde, et qu'il ne me reste rien sauf la douleur qui elle est bien vivante, qui bouge en moi, contre laquelle je dois me battre, et cette lutte est ce qu'il me reste de la vie. Vous voyez Anna, je vous disais en commençant que j'étais faible. Je voulais seulement vous raconter ce qui a été, et je ne peux m'empêcher de me plaindre. Mais il m'est impossible de faire revivre le passé en toute innocence, car il faudrait que j'oublie que ces jours heureux contenaient déjà en eux, encore invisible, un germe de mort. Naturellement, je ne pouvais pas le savoir, tout à mon émerveillement de chaque instant.
Je me souviens aussi de mon premier réveil dans la maison. La lumière entrait à flots dans la chambre, car Marie-Anne aimait dormir fenêtres et volets ouverts. Du lit, on voyait la mer, le ciel, et rien d'autre, comme si nous avions été sur une île, seuls au monde. Marie-Anne était enroulée dans le drap froissé, elle serrait son oreiller dans ses bras. Le soleil illuminait son visage sans la gêner. Elle avait la tête au bord du lit, et ses boucles brunes pendaient jusqu'au sol. Je n'osais pas bouger, je la regardais, je craignais de la réveiller. J'ignorais encore que lorsqu'elle dormait, il fallait beaucoup plus qu'une présence à ses côtés ou du mouvement pour lui faire quitter ce sommeil qu'elle aimait tant. Marie-Anne est la seule femme que j'ai connue (avant elle, après elle, naturellement, il n'y a plus eu personne) à être aussi belle dans le sommeil qu'éveillée. En dormant, les femmes (et les hommes) ont souvent l'air négligé, ce n'était pas son cas. Et c'était plus évident encore dans le soleil. Elle prenait alors une dimension nouvelle. Elle n'était plus une jeune femme qui dormait comme dorment tous les humains, par besoin physiologique, profitant pour cela de la nuit et de ce qu'on ne les voit pas. Elle me faisait l'effet d'une déesse qui se serait assoupie, et qui se laisse surprendre à son insu par les regards curieux des mortels. Pour la première fois, j'apprenais à contempler une femme, à ne pas me rassasier de son image. Car avant d'être une femme qu'il fallait aimer, Marie-Anne était une femme qu'il fallait admirer. Je peux dire que dans ces jours où elle m'était révélée, et où je l'aimais pourtant, elle ne me paraissait parfois pas humaine, mais plutôt une sorte de rêve.
Aujourd'hui, je vois les choses autrement. Je sais que si elle était si différente des autres femmes, c'était qu'elle était le produit d'une éducation, d'un mode de vie qui ne lui avait laissé aucune chance de mener une autre existence que la sienne. Je sais aussi que si elle dormait tant, c'était pour échapper à quelque chose, pour vivre en-dehors du réel, dans ce monde fabriqué qui était le sien et le leur, et que si elle ne mangeait pas, c'est qu'elle avait des tendances anorexiques. Mais tous ces mots sont affreux. Ils ne disent que le hors norme, la maladie, quand Marie-Anne ne cherchait rien d'autre que la beauté et le bonheur, même si c'était sous une forme très primitive.
Nous avons passé notre première semaine de vie commune sous les yeux de tous. J'avais naturellement renoncé à la suite de mon voyage. Désormais, plus rien n'avait d'importance pour moi que Marie-Anne et la maison d'Ibiza. Je pris vite mes habitudes, au bout de quelques jours, on aurait pu croire que j'avais passé toute ma vie ici. La maison s'éveillait autour de onze heures, pas avant que Marie-Anne ou Ronnie ne soit apparu. Puis, c'était en début d'après-midi les déjeuners, les pique-niques, et les promenades en bateau, la plage à laquelle aboutissait un petit chemin escarpé, ou la piscine, les escapades dans l'île avant les interminables et immuables soirées. Dans cette atmosphère, notre amour s'épanouit avec une violence inattendue. Il était comme drogué par la lumière, le rythme de la mer, la chaleur étourdissante. J'étais installé auprès de Marie-Anne sans voir l'avenir, sans penser à ce qu'il se passerait quand les vacances seraient finies, car il était évident qu'elles ne pouvaient pas finir.
Au début, on nous avait regardés en souriant avec un certain attendrissement, nous étions si jeunes ! Puis, voyant que je ne faisais pas que passer, cela se tendit un peu. Des regards, des phrases non terminées cherchaient à me faire comprendre que Marie-Anne n'appartenait à personne, et que nul ne pouvait prétendre avoir de droits sur elle. Cela aurait dû m'inquiéter, or, il n'en était rien. Il était clair que je n'avais aucun souci à me faire. Dès notre deuxième nuit, Marie-Anne m'avait dit qu'elle m'aimait. Elle ne me quittait pas, ne souriait désormais que pour moi. Tout juste parfois pouvais-je la surprendre un peu trop abandonnée auprès de l'un des invités, mais c'était seulement comme si l'habitude avait repris un court moment le dessus. Elle ne semblait pas entendre les réflexions que l'on faisait sur nous. Ronnie ne disait rien. Ainsi, sans le savoir moi-même, j'avais commencé le long travail qui allait consister à faire d'elle une autre femme. Et elle l'accepta, comme si elle avait deviné que je ne pourrais l'aimer durablement telle qu'elle était. Mes origines, mon "milieu", vous les connaissez. Mais sans doute pas ceux de Marie-Anne, nous n'avons jamais tellement fait de confidences. Pas plus que vous, d'ailleurs, sur votre passé. Mais cet été-là, je suis à peu près arrivé à reconstituer l'histoire de Marie-Anne.
Elle était née à Pondichéry, vous savez, cet ancien comptoir français des Indes (on se rappelle toujours Pondichéry, Chandernagor, et personne ne connaît jamais le nom des trois autres). Ronnie se rappelait bien qu'il avait passé deux ans à Pondichéry mais prétendait qu'il ne savait plus ce qui l'avait poussé à s'installer là-bas. Pure coquetterie, bien sûr, il ne pouvait pas avoir oublié. Il gardait un très bon souvenir de ce séjour, ne serait-ce qu'à cause de la naissance de Marie-Anne qui avait toujours été sa préférée. Celle-ci ne s'était pas contentée de naître au bout du monde. Elle était aussi le produit d'un incroyable mélange de nationalités puisque sa mère était norvégienne (comment une Norvégienne avait-elle atterri à Pondichéry, cela restait un mystère ?), et que Ronnie était lui-même à moitié américain par son père. C'est de cet embrouillamini qu'était issue Marie-Anne, personnalité adaptable à tous les pays, comme une incarnation de ce cosmopolitisme qui l'avait fait naître. À l'époque de Pondichéry, Ronnie était déjà divorcé une fois, et il n'allait d'ailleurs pas s'en tenir là. De sa première épouse, une Américaine, il avait des jumeaux, de trois ans les aînés de Marie-Anne. Après Pondichéry et après que Ronnie avait divorcé une seconde fois (Marie-Anne n'avait pas connu sa mère, dont elle savait seulement qu'elle avait été très belle, elle avait toujours vécu avec son père), la famille avait émigré vers l'Australie. Là naturellement, Ronnie avait épousé une jeune Australienne qui lui avait donné un fils. Ainsi, à environ trente ans, Ronnie avait déjà quatre enfants et il en était à sa troisième femme. Il n'avait pas tardé à abandonner cette dernière lorsqu'il avait quitté l'Australie pour l'Afrique centrale, un des seuls pays où il ne se soit pas marié. C'était une simple question de "délais", la famille n'était restée que cinq mois car Marie-Anne avait été victime d'une grave maladie. Ils étaient alors tous partis vers l'Amérique du Sud, qui paraissait à Ronnie et Alain, associés depuis leurs vingt ans et inséparables, la terre idéale des fortunes rapides. Ils avaient circulé au Vénézuéla, en Argentine, au Brésil, avant de quitter ce continent pour habiter un moment au Cap, en Afrique du Sud. Ronnie s'était entre-temps remarié deux fois, il avait eu encore un garçon et sa seconde fille, Anna-Magdalena. Enfin il y a trois ans, ils s'étaient posés à Ibiza, Carole venant compléter la liste des épouses et achever prochainement d'agrandir la famille. Ronnie affirmait que cette fois-ci, ils ne partiraient plus.
De cette vie itinérante, Marie-Anne gardait le souvenir de bagages souvent défaits et refaits, d'installations toujours provisoires, de départs parfois précipités. Elle semblait considérer Ibiza comme son port d'attache. Pour la première fois, elle se sentait chez elle, pour la première fois, ils semblaient fixés. Ce n'était plus eux qui circulaient tout le temps, mais leurs invités, et cette stabilité était quelque chose de nouveau pour Marie-Anne. Aujourd'hui encore, je ne sais pas exactement de quoi ils vivaient. Ronnie et Alain étaient de ces aventuriers qui tentent leur chance partout où il y a possibilité d'amasser vite de l'argent, faisant fortune un jour et faillite le lendemain. Naturellement, ils devaient être un peu malhonnêtes, mais on ne pouvait leur en vouloir. Ronnie avait vraiment grand genre et une allure, un sourire qui ne pouvaient qu'attirer la sympathie et l'indulgence. J'aimais bien Alain aussi, moins flamboyant, mais plus posé, plus terre-à-terre. Parmi tout ce monde qui se renouvelait sans cesse, Marie-Anne apparaissait comme la seule femme à avoir une situation stable. Sa jeune soeur, Anna-Magdalena, n'était là que très épisodiquement car sa mère, qui avait sa garde, l'avait mise en pension en Suisse. Ronnie vouait à sa fille aînée un véritable culte, comme ses frères, comme tous les invités, et ils avaient fait d'elle la maîtresse de la maison, bien avant Carole qui, vu les antécédents de Ronnie, se trouvait finalement dans une situation assez précaire. À Ibiza, les choses étaient en place, d'une certaine façon. Et c'est moi qui ai bouleversé cet équilibre, qui valait ce qu'il valait, mais qui était la forme de leur bonheur.
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