AHRIMAN, seul
Enfin s’en va le jour, et le soleil s’éteint ;
Et la robe du ciel d’obscurité se teint.
C’est la nuit. C’est ma nuit ! On enterre la terre,
Et la lumière enfin, pour toujours va se taire.
Mazda s’est détourné de Djamshid le grand roi,
Et voilà ce dernier rempli de désarroi.
Ce fut la vanité qui provoqua sa chute :
Il oublia que sans Dieu, rien ne s’exécute.
Croyant que c’était lui qui accomplissait tout,
De son trône il voyait lui-même que partout.
C’est moi, disait Djamshid, qui régis bien le monde.
C’est grâce à mon savoir qu’autant le bien abonde.
C’est moi, dit-il encor, c’est moi qui vous nourris ;
Et de vos maladies, c’est moi qui vous guéris.
L’été comme l’hiver, c’est moi qui vous habille.
Et qui donc sous un toit abrite la famille ?
C’est à moi que l’on doit paix et sécurité.
Maudit qui ne voit pas en moi la déité !
C’est à ce moment-là que la grâce divine
Quitta l’orgueilleux roi, dont aussitôt l’échine
Ressentit le fardeau, le poids de ses erreurs,
De son ingratitude ; et en proie aux terreurs
Qui de tous les côtés l’accablaient sans relâche,
En vain il implorait le pardon pour un lâche.
Sur le trône ici-bas, l’on croit se maintenir ;
Le sage vous dirait : être roi c’est servir.
Maintenant qu’Ahura abandonne son homme,
Je peux choisir le mien : c’est Zahhâk que je nomme.
Il semble convenir à mes sombres desseins.
Avec lui je devrais parvenir à mes fins.
Il tient, je crois, plutôt de son infâme mère.
Et n’hérite du père aucun bon caractère.
Il paraît à mes yeux dépourvu de bonté,
Audacieux, léger, pervers et effronté.
Il est bon cavalier, nuit et jour il chevauche,
Sans être belliqueux, et prise la débauche.
Je m’en vais le séduire, en faire mon pantin ;
Lui proposer un pacte, écrire son destin.
Il sera mes deux mains qui referont le monde :
Un royaume nouveau que mon esprit inonde.
Je vais en ce matin, de mon sang et du sien,
Signer une alliance… mais le voici qui vient.
AHRIMAN, ZAHHAK
Zahhâk, à cheval
Qui est-tu, étranger ? Que fais-tu sur mes terres ?
Ahriman
J’apporte, Monseigneur, des conseils salutaires.
Zahhâk
Tu ne me réponds pas. Je te demande encor ;
Si tu ne Réponds pas, je te donne la mort !
Ahriman
Qu’importe qui je suis. Écoutez mes paroles.
Zahhâk
Qu’ai-je à faire inconnu, dis, de tes fariboles.
Ahriman
Fariboles, seigneur ? Avant que d’écouter,
Vous rejetez des mots qui pourraient vous monter
Plus haut qu’auparavant, nul homme sur la terre
Ne s’éleva jamais ? Alors je veux me taire !
Zahhâk
Parle !
Ahriman
Voici, ô prince : étonné tu serais
Si tu savais comment, combien je te connais.
Je t’observe de loin, depuis plusieurs années
Je connais ton talent, tes qualités innées.
Tes dons ne manquent point ; ton corps et ton esprit
Font l’être différent dont ma raison s’éprit.
Je l’ai vu, je le vois : tu n’es pas ordinaire.
Toi, tu ne le vois pas, ou bien tu veux le taire.
Car ce génie, hélas, s’écoule tous les jours,
Comme l’eau sur la pierre, au lieu que de son cours
Elle arrose les prés, les champs d’une province,
Un royaume brillant… quelle perte mon prince !
Zahhâk
Mais parle encore, ami !
Ahriman
Votre père, seigneur,
Est un homme de bien, un très bon gouverneur,
Un administrateur généreux et serviable ;
Envers le peuple bon, peut-être trop aimable.
Zahhâk
C’est un grand souverain.
Ahriman
Mais il n’est que vassal.
Son royaume sans vous serait presque banal.
Vos dix mille chevaux en font tout le prestige.
Vos prouesses, seigneur, nous donnent le vertige.
De tigres, de lions, vous êtes grand chasseur.
Mais il y a en toi beaucoup plus de grandeur.
Car je vois dans ton cœur un esprit de conquête,
Ce cœur que l’on retient d’une sublime quête.
On te divertit, prince, on veut te détourner
Du chemin qui est tien, depuis que tu es né.
Celle qui t’enfanta, que tu n’as pas connue,
De Djam était la sœur, éteinte à ta venue.
Zahhâk
Mais qui est-tu enfin, et que me dis-tu là ?
Que sais-tu de mon sang ? Comment sais-tu cela ?
Ahriman
Dans la cour du grand roi, j’étais un dignitaire,
J’étais proche de lui, très proche de ta mère.
Écoute-moi Zahhâk, tes dix mille pur-sang,
Tes grandes écuries, dont tu t’occupes tant,
Celles autour de toi, qui fréquentent ta couche,
Que tu crois conquérir et qu’embrasse ta bouche,
Tout le vin que tu bois : on cherche à t’étourdir ;
C’est le corps et l’esprit que l’on veut engourdir.
N’être qu’un roitelet ! Tu as plus de mérite.
C’est sur le monde entier que ton destin lévite.
Zahhâk
Ainsi du roi Djamshid, je serais le neveu.
Ahriman
Et ton père jamais ne t’en a fait l’aveu.
Zahhâk
Je mérite, tu crois, d’être le roi du monde ?
Mais mon oncle vivant règne sur terre et onde.
Ahriman
La grâce depuis peu s’est retirée de lui.
A bon coup bien porté, c’est la chute qui suit.
Zahhâk
Mais comment le porter ? Je ne suis que le prince.
C’est mon père toujours qui régit la province,
Qui commande l’armée, qui décide de tout.
Une telle entreprise exige quelque atout.
Ahriman
Et bien tu sais, seigneur, ce qu’il te reste à faire.
Zahhâk
Comment le renverser ? Il est trop populaire.
Ahriman
Alors,
Zahhâk
Tais-toi, tais-toi ! Tu me fais mal au cœur.
Tout mon être à l’instant s’est rempli de frayeur.
Cette pensée dépasse en tout l’impertinence.
Mon père à mon égard est plein de bienveillance.
Un parricide ! Allons, change donc de discours.
Le plus ingrat des fils n’y aurait point recours.
Ahriman
Mais toute sa bonté envers vous n’est que feinte.
Voyez-y, je l’ai dit, de votre oncle l’empreinte.
On veut amadouer le feu qui est en toi.
On craint que ton éveil menace le grand roi.
Tout ce dont tu jouis, dois-je le dire encore ?
Ce n’est que tromperie ; crois-tu que l’on t’adore ?
Vas-tu seigneur, vas-tu enfin ouvrir les yeux ?
Ta jeunesse s’en va ; ton père, bien que vieux,
Règne toujours. Soumis, il cherche à te soumettre.
Alors que moi, en toi, je te montre le maître !
Vas-tu enfin, vas-tu donc daigner m’écouter ?
Ou veux-tu, roitelet à ton tour, regretter
Ce que tu as perdu Zahhâk : cesse-donc, je t’en prie.
Tout ce qui t’était dû cesse je t’en supplie !
Le sceptre, la couronne, Il suffit, j’ai compris !
Le trône, le royaume il faut payer le prix !
Le monde qui t’échappe Tu m’as convaincu, cesse !
Et lui toujours en vie Il faut qu’il disparaisse !
ZAHHAK, seul
Il faut tuer Mardas, je m’y suis résigné.
Ce pacte, avec mon sang, je viens de le signer.
Ma jeunesse s’en va, oublions les scrupules ;
Considérations en somme ridicules ;
Il m’a volé ma vie, je vais la lui ôter.
La balance je crois, penche de mon côté.
Et maintenant en moi, je ressens cette flamme ;
Le feu de la grandeur, je le sens en mon âme.
De ma mère l’ami m’a dévoilé ce feu.
Il me veut au sommet, et tout ce qu’il me veut
En échange du trône, en échange du monde,
C’est que pour gouverner l’Etat il me seconde.
Veut-il l’administrer, en faire son devoir ?
Ou veut-il avec moi partager le pouvoir ?
On le verra plus tard. Pour l’instant mon affaire,
C’est sans plus hésiter d’assassiner mon père.
AHRIMAN, seul
Le peu de bien en toi, voilà, je l’ai détruit.
Sur la voie de ta mère enfin je t’ai conduit ;
Odag, que l’on brûla, car elle était sorcière.
Je t’enseigne à présent, comme avant à ta mère,
De la noire magie, de ses sorts, le secret.
Du meurtre de Mardas, j’inculquais le décret,
Dans ton esprit d’abord réticent et hostile.
Et te convaincre enfin, ne fut pas difficile.
Alors tu t’empressais d’apprendre quelque sort.
Avide, tu voulais précipiter sa mort.
Tes incantations, la potion mortelle,
Simulèrent en lui une mort naturelle.
Grâce à mon stratagème, on n’eut aucun soupçon.
Et toi, bon comédien, sans besoin de leçon,
Tu prodiguais, ce jour, tu étalais sans bornes
Tes larmes, ta douleur, prenant des poses mornes...
Ahriman à Zahhâk
Maintenant, bien que roi, tu es toujours vassal ;
Mais ton trône sous peu deviendra colossal.
Je l’ai signé déjà, t’en refais la promesse ;
Tu seras tout-puissant, sans aucune faiblesse !
Et je t’élèverai au dessus du soleil,
Et ton règne sera un règne sans pareil.
Le chef de la délégation
Seigneur Zahhâk, voici : le cœur des hommes saigne.
Le monde est dévasté et le désordre règne.
La terre ravagée, est couverte de sang.
Tous les princes voyant Djam déchu de son rang
Se sont livrés bataille. Ils sont entrés en guerre ;
Et lui, dans son palais, se tait et laisse faire.
Nous sommes les témoins d’un carnage incessant ;
La mort à nos yeux offre un spectacle indécent.
Seigneur, voici encor : là où l’épée épargne
La chair avec le sang, de sa soif, de sa hargne,
C’est que la peste avant a meurtri cette chair,
Et que ce sang, aussi, à son goût est amer.
Et que le sang putride, à son goût semble amer.
Zahhâk
Me voici Roi des rois, sans combat, sans bataille ;
Le sceptre dans la main, la ceinture à la taille ;
Sans que coule le sang, Djamshid fut détrôné.
Sans la mort du tyran, me voilà couronné.
Me voyant arriver, le lâche a pris la fuite.
Ahriman
Il faut lancer seigneur la garde à sa poursuite !
Il faut le retrouver ; il faut le supprimer ;
En aucun cas, seigneur, ne le sous-estimer.
Zahhâk
Je le crois sans danger ; ta crainte est inutile.
S’en préoccuper plus serait chose futile.
Ahriman
T’ai-je mal conseillé jusqu’à présent, grand roi ?
Le monde est à tes pieds, tu trônes sur son toit.
Zahhâk
Je n’ai vu ni dragons, ni des démons l’armée,
Guerroyer pour ma cause ; aucune main armée !
Les hommes sont venus ; ils m’ont sollicité
Des quatre coins du monde, et de toute cité.
Et mon père peut-être aurait quitté ce monde
Sans même ingurgiter ta potion immonde.
Ah ! Que m’as-tu fait faire ! Aucun vil animal,
Si sauvage fut-il, ne ferait pareil mal.
Depuis ce jour encor, je rougis de mon acte.
M’en voilà repentis : je brise notre pacte !
Maintenant, sors d’ici ! Emporte ton « savoir » ;
Saches que le grand roi ne veut plus te revoir.
Ahriman, tout bas, en sortant
Mon savoir, oui Zahhâk ! Ce que je t’ai fait faire ?!
C’est toi, pour être Roi, qui a tué ton père.
Zahhâk, à table
Quoi ! Qu’est-ce…! Quelle horreur ! Que vois-je dans mon mets ?!
Quelle est cette immondice ?! Horreur encor ! Jamais,
Que l’on m’entende bien, jamais plus à ma table,
Je ne supporterai faute si méprisable !
Qu’on renvoie sur le champ l’indigne cuisinier.
Qu’il s’éloigne de moi car je veux l’épargner.
Je retiens mon courroux, qu’il s’en aille au plus vite.
Qu’on en trouve un meilleur, et sans que l’on hésite.
Un nouveau cuisinier, le lendemain
Mes respects, Majesté. J’ai entendu crier
Dans les rues, qu’on cherchait un nouveau cuisinier
Qui s’occuperait de la cuisine royale,
Une personne de confiance, loyale.
Sans vouloir me vanter, je suis maître en cet art ;
Si vous le permettez, je voudrais sans retard
D’un seul échantillon vous en faire la preuve.
Zahhâk
Un œuf ! Avec un œuf ?! C’est une étrange épreuve.
Le cuisinier
Goûtez-donc, Majesté, voyez ce que j’ai fait
Avec le jaune d’œuf ; si ce n’est pas parfait !
A part
Parfait, oui. Dans cet œuf, l’embryon que tu manges
Te donnera le goût de choses plus étranges.
Zahhâk
Incroyable vraiment ! Que c’est délicieux !
Sans doute l’un des mets que l’on sert dans les cieux !
Le cuisinier
Que votre Majesté soit toujours satisfaite ;
C’est de mon répertoire une simple recette.
Zahhâk
Qu’on lui donne à l’instant toutes les clés de nos
Cuisines. Et je le nomme chef des fourneaux.
Le cuisinier, à part
De votre nourriture, ô hommes, trop frugale,
Je m’en vais vous changer. Votre table banale,
Où rares sont les mets, sera un abattoir ;
Et je vous apprendrai, car j’en ai le savoir,
De tous les animaux, comment on les égorge ;
Pour leur chair et leur sang, comment on les écorche.
Les ovins, les bovins, et même les oiseaux ;
Je vous abreuverai, comme des lionceaux,
Du sang de tout gibier. Vous serez plein d’audace.
Dans votre ventre alors, mon trône aura sa place.
Voici, ô Majesté, un faisan blanc rôti,
De la perdrix farcie ; Seigneur, bon appétit !
A part
Oui, Zahhâk, mange avec un appétit vorace ;
Mange, homme, mange ! Ainsi je soumettrai ta race.
Goûtez-donc, Majesté, c’est du ragoût d’agneau.
A part
Tes épaules après prendront goût au cerveau.
Et voici à présent différentes volailles :
Du poulet aux pruneaux, des brochettes de cailles !
Et dégustez enfin la chair du dos de veau,
Epicée de safran et parfumée à l’eau
De rose, auparavant dans du vin marinée.
De mes recettes, Roi, c’est la plus raffinée.
Zahhâk
Que de plats excellents ! Quel festin merveilleux,
Qui flatte mon palais, qui éblouit mes yeux.
Je veux te gratifier pour tes mets, tes recettes :
Dis-moi sans hésiter tout ce que tu souhaites.
Le cuisinier
Vive le Roi, que son règne dure à jamais.
Certes je n’en suis pas digne, mais j’aimerais,
Comme un ami intime, ô Roi, que tu m’accoles,
Et si tu le permets, j’embrasse tes épaules.
Zahhâk
Viens, mon ami, que je te serre dans mes bras.
Demande, tu auras tout ce que tu voudras.
Le cuisinier, après avoir embrassé ses épaules
Être roi, c’est servir celui qui nous fait roi.
Sur le trône jamais l’on se maintient par soi.
Puis il disparaît tout d’un coup dans la terre.
a suivre (peut-être)