L'inconnue du Cap
Au nord de la Corse, en quittant Bastia, la route du Cap
creusée à flanc de montagne offre aux voyageurs médusés
un spectacle féérique et unique au monde, chaque tournant
est annonciateur d'une vue inoubliable. Sur la droite la mer
thyrénienne aux reflets bleutés porte en sa surface comme
un trophée l'ile d'Elbe qu'on aperçoit au loin éclairée d'un
lumineux soleil avec ses deux iles dauphines qui lui tiennent
compagnie, il y en a une de chaque coté, l'ile de Cappria
qui fut autrefois un bagne italien semble vouloir venir la
rejoindre et un peu plus loin, l'ile de Pianosa donne
l'impression de les bouder et se complait dans son retrait,
tandis que sur la gauche les montagnes Capcorsines nous
dévoilent toute leur beauté, on y voit des pins parasols
devant des chênes centenaires se faire la révérence sous
l'oeil amusé des pins maritimes qui se dressent orgueilleux
sous le regard admiratif des arbousiers sauvages.
Après avoir traversé le village de Pietranera aux
maisons ocres et blanches et les plages de Miomo aux
sables dorés comme des épis de blés,on arrive à Erbalunga,
village de pécheurs au bord de l'eau aux ruelles étroites et
animées, cet endroit a vu les plus grands peintres
immortaliser sa tour génoise érigée avec fierté à la pointe
des rochers du petit port.
En restant sur le front de mer à admirer ces vieilles
maisons de pierres et de lauzes ombragées par des figuiers
sauvages qui poussent çà et là au gré de leurs envies, on
aperçoit au loin une vieille église sur le coté de la route, au
lieu-dit de Lavasina, elle fut autrefois une chapelle
construite par les pères franciscains qui a été depuis
embellie, les croyants l'appellent Notre Dame Des Grâces
car en allant bruler un cierge devant sa magnifique statue
qui se trouve dans une petite pièce à gauche de l'autel, elle
soulagerait les maux et apporterait bonheur et chance aux
plus démunis.
L'intérieur de cette belle église est richement décoré, les
vitraux aux couleurs irisées brillent sous la clarté du soleil,
il y a aussi une statue en bois d'ébène du Christ à sa
descente de la croix en grandeur nature protégée par une
baie vitrée que l'on peut admirer parmi les diverses icônes
offertes par de généreux donateurs qui ont eu un jour leur
voeu exaucé par la Sainte Mère.
Pour entretenir ce précieux joyau il y a un villageois qui
fait office de sacristain et d'homme à tout faire, c'est un
homme d'une cinquantaine d'années, un ancien berger qui
ne conduira plus ses brebis aux pâtures depuis qu'il a eu la
jambe droite fracturée suite à une chute sur les rochers de
la plage de Grisgione en allant pêcher un soir, il boite bas
mais par orgueil ne prend jamais de canne.
Les gens du coin le surnomment «le boiteux» à cause de
son handicap, mais son vrai nom est Pétru Poggi, les pères
franciscains le connaissaient bien, à l'époque il leur offrait
souvent du bon lait frais de ses brebis ainsi que ses plus
délicieux fromages, ils ne voulaient pas qu'il tombe dans le
dénuement et lui ont proposé cet emploi en échange de
quelques pièces pour son repas journalier, il dormait dans
sa vieille maison que ses aïeux avaient construit avec les
plus belles lauzes de Brando.
Sous son visage débonnaire, Pétru cachait une grande
peine et un grand désarroi, le pauvre homme vivait en
solitaire, non pas en ermite, mais par le deuil qui l'a frappé
par deux fois, sa femme et sa fille de quinze ans ont été
emportées par le fléau de la peste pendant qu'il était parti
en transhumance et Monsieur le Préfet lui avait interdit de
quitter son refuge pendant une année qu'il partageait
d'ailleurs avec d'autres villageois venus se protéger eux
aussi en s'éloignant le plus loin possible d'Erbalunga et de
sa terrible épidémie qui décimait la région.
A son retour il avait bien essayé de se reconstruire, mais
cela lui était impossible car le chagrin l'ayant envahi , il ne
pouvait hélas faire son deuil car les corps contaminés par
la maladie ont été incinérés sur la plage, sa femme et sa
fille avaient subi le même sort que les autres malheureux.
Pétru s'était mis à boire du vin et il en consommait
beaucoup, trop même et il était fréquent de le voir le soir
complètement ivre balbutier des insanités dans ce lieu saint,
car il avait l'alcool mauvais et n'hésitait jamais à vociférer
des injures sur les personnes présentes quand il devait
fermer les portes pour la nuit.
Bien sûr, les paroissiens en avaient parlé aux franciscains
et ces derniers l' ont maintes fois mis en garde qu'ils ne
pourraient plus le garder s'il continuait sur cette mauvaise
voie, il fallait qu'il arrête cette boisson qu'il buvait à grande
quantité comme c'était le cas actuellement, que son visage
rougeaud et bouffi faisait peur, qu'il pouvait aussi mourir de
la goutte, mais malgré tous les conseils que ces braves
pères lui donnaient il n'y prêtait pas attention et buvait
toujours de plus belle ignorant le danger encouru.
Un matin, alors qu'il balayait la petite chapelle abritant
Notre Dame Des Grâces, son attention fut portée par la
présence d'une jeune et belle femme d'une vingtaine
d'années environ, elle était vêtue de deuil et avait la tête
recouverte d'un voile noir dentelé, à genoux sur l'unique
prie-Dieu de la Sainte salle, elle sanglotait en priant la tête
baissée et les yeux clos,un cierge allumé devant elle posé
sur le minuscule autel au milieu de lettres d'anonymes
fidèles demandant une grâce, un pardon ou une faveur.
Par respect Pétru remit l'entretien de la salle à plus tard
et entreprit de dépoussiérer les saints en marbre et en bois
qui étaient disséminés un peu partout dans l'église avec un
petit plumeau qui ne le quittait jamais car le maquis proche
et la plage en face faisaient entrer beaucoup de poussière
les jours de vent ,mais malgré son occupation il ne pouvait
s'empêcher de penser à cette inconnue qui était bien triste.
Tout en travaillant il gardait un oeil sur l'entrée de la
chapelle guettant le départ de cette jeune fille triste qui
préoccupait ses pensées, peut être venait elle de perdre un
proche, vêtue de noir ce ne pouvait être que çà et chez qui
pouvait elle loger, un parent au village sans aucun doute, il
n'y avait ni cheval ni calèche sur le parvis.
C'est une dizaine de minutes plus tard que la jeune
inconnue ressortit de la petite chapelle, il remarqua avec
soulagement que ses larmes avaient séchées, elle passa à
coté de Pétru, lui sourit comme un signe d'au revoir, trempa
sa main droite légèrement dans le bénitier et se signa en
regardant l'autel,puis franchit la porte et s'en alla, par
instinct et surtout par curiosité il lui emboita le pas et se
dirigea en boitillant vers la sortie puis tourna la tête de
gauche à droite mais elle avait déjà disparu, une jeunesse
pareille, ça marche vite, pas comme lui qui trainait cette
jambe blessée comme une chaine de bagnard et lui donnait
des douleurs atroces les jours de grand froid.
Voyant qu'il restait seul dans l'église, il se dirigea vers le
confessionnal, ouvrit la porte et tira sa besace qui était
dissimulée sous la chaise du prêtre confesseur, l'ouvrit, prit
sa gourde en peau de mouflon et la porta à sa bouche, en
but une grande rasade puis rangea rapidement le tout avant
que quelqu'un ne le surprenne, il savait bien que les pères
franciscains n'hésiteraient pas cette fois à le chasser s'ils le
surprenait en train de boire ce vin que son ami vigneron à
Luri lui offrait parfois par charité, sachant que depuis son
accident sur les rochers, il ne montait plus aux pâtures et la
misère s'était jointe au deuil de ce brave et honnête berger.
Malgré que sa gourde soit amplement entamée, il ne
titubait pas encore quand il pénétra dans la petite chapelle
attenante pour la dépoussiérer, il commença par le petit
autel et toujours poussé par la curiosité chercha vainement
un mot de cette inconnue parmi tous les messages posés aux
pieds de Notre Dame, juste le cierge qui était encore allumé
terminait de se consumer sur le bruloir, déconcerté mais
ému par tant de peine il continua ses taches ménagères de
la journée en s'efforçant de penser à tout autre chose.
Les vêpres du soir étant terminées, Pétru fit comme à son
habitude, il demanda aux derniers fidèles de rentrer chez
eux car l'église fermait pour la nuit, mais avec gentillesse
car le Père Barnabé était présent et le surveillait en toute
discrétion, puis il prit sa besace contenant les restes de son
repas et sa gourde vide et sortit par la sacristie, dehors il
faisait encore jour et il n'avait pas envie de rentrer de suite
dans cette maison vide et sans âme, il marchait d'un pas
lent à cause de son handicap et aussi des effluves du vin
qu'il avait encore consommé en grande quantité dans la
journée, c'était un homme seul et triste qui n'intéressait plus
personne, il buvait et ne souriait jamais, ses amis lassés de
ses excès l'évitaient poliment, seuls les pères franciscains
avaient de la complaisance pour lui, mais pour combien de
temps encore?
Il passa devant l'auberge du village, à l'intérieur les
paysans et les pêcheurs riaient et chantaient un verre à la
main, mais il n'entra pas à l'intérieur car il n'en n'avait plus
les moyens et Joseph le tenancier ne voulait plus lui faire le
moindre crédit car il savait qu'il ne pourrait jamais le
rembourser, il continua sa route et il arriva chez lui.
Sa maison était à la sortie sud d'Erbalunga, entre la
route et la plage, à coté de la vieille étable qui depuis
longtemps avait été vendue à des pêcheurs qui l'utilisaient
comme atelier de réparation, la mer avec ses iles en face ne
lui donnait plus l'âme poétique, il était lassé de tout et plus
aucun idéal ne l'intéressait depuis que sa famille avait été
décimée par le fléau, il survivait tout simplement, trouvant
l'échappatoire dans le vin et le sommeil, «u pastore»le pâtre
que tous aimaient et respectaient se nommait dorénavant
«le boiteux» ou «sac à vin».
Il entra chez lui, dans cet intérieur sombre et sale il se
dégageait une odeur de renfermé, les portes des autres
pièces étaient closes, il ne les ouvrait plus depuis bien
longtemps, ne vivant plus que dans la salle à manger qui
était en désordre et dénudée, ses meubles ayant été vendus
au plus offrant quand la misère s'était invitée dans sa vie, il
s'était confectionné une couche avec un paillage recouvert
d'une couverture grise, à coté d'une table où étaient
entreposés pèle mêle des restants de pain, quelques pommes
et un fromage bien entamé, il y avait sur le sol une dame
jeanne de vin presque vide qu'il empoigna et en versa dans
une cruche en grès, puis s'en servit un verre suivi presque
immédiatement d'un autre, s'assit sur le tabouret et avec son
couteau de poche qui ne le quittait jamais éplucha un fruit
qu'il mangea sans faim, se resservit encore du vin et sans
quitter la table il se mit à penser à ses proches disparus,
étant seul il n'éprouvait aucune honte à pleurer sa peine qui
ne l'avait jamais quitté, il resta ainsi une bonne heure puis
complètement ivre alla s'affaler sur sa couche et s'endormit
aussitôt sans se déshabiller.
Comme tous les matins, il se réveilla avant le chant du
coq, se leva avec grand peine, sa tête lui faisant très mal, il
se dirigea vers la bassine qu'il remplit d'eau et se mouilla le
visage et la nuque, se regarda dans le miroir et se dit qu'il
se raserait dimanche matin avant d'aller se laver à la
rivière car il se devait être propre pour la grand messe
dominicale, Assunta la bonne du Père Barnabé lui donnera
comme tous les samedis son linge lavé et repassé, c'est un
service qu'elle lui rendait gracieusement, elle rajoutait
toujours un fromage et quelques fruits, elle avait bon coeur,
ne supportant pas de voir un ami d'enfance tomber si bas
dans le malheur et la misère qu'il n'avait jamais demandé.
Comme tous les matins, il remplissa sa gourde de vin,
prit le morceau de fromage sur la table ainsi qu'une pomme
et sortit de chez lui pour se diriger vers le four où le
boulanger lui donnerait un morceau de pain qu'il paiera
dimanche en fin d'après midi, il aimait bien cette heure
matinale, le soleil n'était pas encore levé et ce silence qui
régnait sur le village lui procurait une douce quiétude qui
calmait son crane bouillonnant de ses beuveries de la veille.
C'est un Pétru légèrement ragaillardi qui pénétra comme
tous les jours dans la sacristie puis traversa l'église pour
ouvrir la lourde porte aux fidèles qui viendront demander
grâce à Notre Dame de Lavasina en faisant bruler
photophores et cierges, ensuite il mit en place deux tréteaux
devant l'autel car il y avait un enterrement dans la matinée
et il fallait disposer le cercueil face aux familles, une fois
cette tache accomplie il prit dans la sacristie quelques
cierges pour les déposer devant le bruloir de la petite
chapelle de Notre Dame, en y entrant il eu un sursaut de
surprise, la jeune fille de la veille était agenouillée devant
la petite statue de Notre Dame et récitait à voix basse une
prière tout en sanglotant, ses beaux yeux azur rougis par les
larmes faisaient peine à voir et émurent le pauvre homme.
Il rangea soigneusement les cierges à leur emplacement
et se signa devant la Sainte sans quitter l'inconnue des yeux,
se demandant pourquoi venait elle prier ici dans ce lieu de
passage qui n'était pas trop accueillant par sa vétusté, une
personne d'une telle classe serait plus à son aise à Bastia,
l'église saint Jean-Baptiste ou celle de l'assomption par
exemple lui conviendrait beaucoup mieux, les notables vont
aux vêpres et célèbrent baptêmes, mariages et enterrements
dans ces églises, mais ici, ils s'y arrêtent très peu.
Attristé par tant de peine, il préféra sortir et ranger un
peu son église, après avoir au préalable fait un détour au
confessionnal pour boire une gorgée de vin afin de se
remettre de ses émotions, il se rappelait sa peine et sa
colère après les terribles évènements survenues quelques
années en arrière et voir cette petite en larmes l'affligeait
profondément, il aimerait tant l'aider mais n'ose pas lui
parler, ça ne se fait pas ici, de plus, si elle avait besoin
d'aide, elle aurait été voir un père franciscain et non pas
l'homme de peine illettré qui ne comprenait presque rien à
la façon d'expliquer certaines choses et de trouver les mots
qu'il fallait dire en telles circonstances, surtout si c'était un
deuil, sûrement d' une personne qui lui était proche.
En haussant de dépit ses épaules, il retourna à la
sacristie pour prendre quelques missels qu'il posa sur les
premiers bancs face à l'autel pour la messe d'enterrement
prévue pour la fin de la matinée, quand surpris, il venait
d'apercevoir la jeune fille assise au fond de l'église, elle
avait un air pensif et absent, ses larmes avaient séché mais
elle ne souriait pas, son voile de dentelle noire qui
recouvrait ses cheveux lui donnait un visage sombre et
peiné, le brave homme aimerait lui parler, la consoler peut
être mais il n'osait pas, il se contentait de jeter un regard
furtif de temps à autre sur elle espérant de sa part une
quelconque réaction, ne serait ce qu'une demande de
renseignement pour débuter le dialogue entre eux, mais en
vain, la fille continuait de regarder dans le vide.
Elle resta assise de cette étrange façon une bonne demi
heure sans prêter aucune attention aux anciennes qui
pénétraient dans l'église prier pour leurs disparus ou pour
demander la fertilité de leurs labours, qui la dévisageaient
curieusement en se demandant qui était cette étrangère en
habit de deuil qui avait l'air triste et pensif, l'odeur d'encens
refroidi, l'absence de clarté et le silence parfois rompu par
le bruit d'un prie Dieu que l'on tire à soi rendaient cette
étrange atmosphère surnaturelle dans la maison du
Seigneur, notre ami s'était bien rapproché d'elle à plusieurs
reprises prétextant un coup de balai ou un dépoussiérage
mais elle ne le regardait pas, restant figée dans ses pensées.
Se sentant mal à l'aise, il préféra entrer dans la petite
chapelle pour enlever les cierges brulés et y faire un peu de
rangement, sur le petit autel les messages de voeux étaient
éparpillés, il les prit et en fit une seule pile qu'il déposa
ensuite aux pieds de la Sainte et en la regardant leva ses
épaules et lui dit à mi voix qu'elle n'existait pas, si elle était
réelle, sa femme et sa fille ne seraient jamais parties et qu'il
n'aurait jamais cet accident qui l'a privé de son unique
moyen de gagner sa vie, que la misère et le malheur
l'accompagnaient chaque matin que Dieu offre aux vivants,
mais que lui survivait seulement, attendant son tour de
trépasser, il reverrait sa femme et sa fille.
Il parlait d'une voix basse et cassée par le chagrin, ses
yeux étaient rouges et brillaient par les larmes qui perlaient
doucement en s'écoulant sur ses joues non rasées, lui le
berger aimé et respecté de tous qui connaissait comme sa
poche les montagnes et le maquis Capcorsin, qui faisait le
meilleur fromage de la région, comment est il tombé si bas
dans la déchéance, vivant de quelques petites pièces, de la
pitance que certaines bonnes âmes lui offrait, survivant
avec l'alcool qui l'emmenait en voyage dans un monde que
lui seul connaissait, non! Dieu et la Sainte Vierge ne sont
que fadaises, c'est le Démon qui les a créés pour mieux
appâter les pauvres gens comme lui dans son antre, qu'il
soit maudit, lui et ses envoyés qui ont semé la mort et les
fléaux sur les braves gens qui ne demandaient rien à
personne et qui vivaient en fraternelle communauté.
Il faut y croire et implorer son pardon, ce sont les mots
qu'il venait d'entendre et qui l'ont fait tressaillir, il se
retourna et vit la jeune inconnue qui le dévisageait avec un
regard angélique empli de bonté, étonné de sa présence et
honteux il s'excusa auprès d'elle pour ses parjures dans ce
lieu saint et l'implora de ne rien dire au Père car il serait
chassé immédiatement, qu'il a connu de grands malheurs
qui lui ont détruit la vie, elle sourit en reculant légèrement
et lui fit la promesse de ne pas dévoiler ces mots impurs
qu'elle venait d'entendre, mais insista auprès de lui sur sa
non croyance car d'après elle il y aurait le paradis après la
mort, que Dieu existait réellement et que la Vierge Marie
était présente dans cette petite chapelle, les villageois qui
laissaient leur message avaient leur souhait exaucé à la
seule condition de croire en elle.
Elle lui souhaita la bonne journée et pris congé du
malheureux Pétru complètement abasourdi, si jeune et si
croyante, alors qu'à cet âge elle devrait être aux grandes
écoles de la capitale, si elle croyait à Dieu et à Notre Dame,
alors pourquoi priait elle en pleurant? Lui qui ne vénérait
plus rien se posait des questions en regardant la statue de la
Vierge d'un oeil interrogatif, elle ne peut exister car si
c'était vrai il n'aurait jamais connu la malchance ni le
malheur, il serait en ce moment aux pâtures avec ses
brebis,il ne fallait plus qu'il pense à tout çà ni qu'il se pose
des questions, pour lui sa vie s'était terminée il y a deux
années de cela, cette petite racontait n'importe quoi.
Il continua son travail journalier, comme tous les soirs il
reprit le même chemin de retour, la tête embrumée et la
gourde vide et comme d'habitude il boira une cruche de vin
avant de s'écrouler complètement ivre sur sa paillasse, une
vie morne guidée par la tristesse, un jour la dame en noir
viendra et le délivrera de ce mal vivre, elle l'emmènera vers
l'inconnu et il aura cessé de souffrir.
Le lendemain, il était encore dans ses pensées de la nuit
en ouvrant la lourde porte de l'église, il avait rêvé de la
jeune fille qui voulait le forcer à prier s'il ne voulait pas
bruler dans les flammes de l'enfer, il s'était réveillé avec un
goût amer dans la bouche et il avait vraiment mal à la tête,
comme si une main ferme lui avait empoigné le cerveau et
le serrait très fort, son sommeil agité l'avait épuisé, ce
matin il n'était pas lui même mais devait tenir jusqu'au soir,
c'était samedi jour de mariages et aujourd'hui le Père
Barnabé devait en célébrer huit car les jeunes venaient
aussi de Bastia pour s'unir sous la bénédiction de Notre
Dame des Grâces, ils en obtiendraient protection leur vie
durant car à cette époque les gens d'ici étaient très croyants
et superstitieux, le crucifix et l'icône de la Vierge régnaient
en maitres dans les demeures Corses.
Comme chaque jour il porta des cierges neufs à la
chapelle et c'est sans surprise qu'il vit «la petite» il l'avait
surnommé ainsi, toujours à genoux sur son prie Dieu qui
priait en pleurant à chaudes larmes, cette fois il décida de
rester sur place et de lui demander la raison de sa peine,
elle était si gentille et finalement avait conquis le vieil
homme bourru qu'il était, voir quelqu'un affligé de cette
façon l'avait attendri, doucement il s'approcha d'elle et en
lui tapotant légèrement son épaule il lui proposa son aide
d'une voix basse et paternelle, mais la pauvre fille ne lui
prêtait pas attention et continuait à implorer la Vierge en
laissant ruisseler sur ses joues des petites perles de cristal,
elle faisait vraiment de la peine à Pétru qui finit par la
laisser seule, il alla s'asseoir sur un des bancs pour souffler
quelques instants car sa tête continuait à lui faire mal, il se
sentait impuissant face au grand désespoir de la petite,
mais que pouvait il faire de plus?
Absorbé par ses pensées, il ne prêta pas attention quand
elle sortit de la chapelle, mais fut tout étonné quand elle
vint s'assoir à coté de lui, ses larmes avaient séchées et
comme la veille elle regardait devant elle les yeux absents,
elle ne souriait pas, elle paraissait pensive, ils restèrent
ainsi tous deux comme prostrés dans ce silence pesant, il
n'osait pas la regarder, il gardait la tête baissée fixant ses
brodequins usés et crottés, puis tout en regardant l'autel elle
lui dit d'une voix ferme et neutre que son père était très
malade, qu'il allait mourir, qu'elle priait Notre Dame tous
les jours pour le guérir, les meilleurs médecins et autres
apothicaires ne pouvaient plus rien faire pour lui redonner
force et santé, il ne restait plus que la foi et les prières.
Ému par ce qu'il venait d'entendre, Pétru lui demanda
si elle avait demandé l'aide des moines Italiens du couvent
Saint Antoine qui avaient la réputation d'être de bons
guérisseurs car ils connaissaient les vertus secrètes des
herbes du maquis, elle se borna de lui répondre que seule la
foi pouvait le sauver, mais elle était épuisée et à bout de
forces par ce combat, seule contre le mal qui voyait qu'elle
s'affaiblissait un peu plus chaque jour, avec hésitation il lui
demanda de quel mal son père était il affligé, elle le fixa
dans les yeux d'un regard sévère et craintif et lui dit que «le
Malin» possédait l'âme et le corps de son géniteur, qu'il le
torturait dans ses pensées et qu'il l'emmenait droit à la
mort.
Il lui proposa son aide en la tutoyant involontairement,
se reprit en s'excusant mais la jeune fille lui accorda cette
faveur en lui disant qu'elle n'avait que dix sept ans, que les
terribles épreuves qu'elle traversait avaient buriné son
visage, elle le remercia de cette attention qui la touchait
mais déclina son offre car étant non croyant ses prières
n'auraient aucun écho auprès de la Sainte Mère,elle se leva
car elle devait partir et posa légèrement ses lèvres sur le
front du brave homme pour lui faire un baiser en lui disant
simplement merci de sa sollicitude et d'un pas silencieux
quitta l'église qui était encore déserte.
Après son départ, il resta assis sur le banc quelques
instants encore, les paroles de la petite résonnaient encore
dans sa tête, elle voulait de l'aide mais refusait sa main
tendue car il ne croyait plus au ciel, si elle savait pourquoi,
mais il ne lui dira jamais, c'est avec des questions sans
réponses qu'il se leva pour aller au confessionnal boire un
peu de vin pour se remettre de tant d'émotions, sa tête ne lui
faisait plus mal, il se sentait mieux malgré cette sensation
de culpabilité qui lui tenaillait son ventre, la jeune inconnue
n'avait pas tort, il suffisait simplement d'avoir la foi .
A peine venait il d'ouvrir la petite porte du confessionnal
il aperçut des paroissiens assis sur les bancs, il la referma
aussitôt en faisant mine de vérifier la propreté intérieure, il
savait que si on le voyait boire les foudres du Père Barnabé
s'abattraient sur lui, il retourna à la chapelle faire du
rangement car les jours de mariage la salle est pleine, les
mariés et leurs proches y viennent faire leurs voeux, tant pis
pour sa rasade de vin, il se sentait bien et n'avait pas trop
envie de boire, ses douleurs apaisées, il se remit au travail .
Après une journée bien remplie, il rentra chez lui et
comme tous les soirs il remplit sa cruche et s'étant assis
toujours à la même place s'en versa un godet mais n'y
toucha pas car il pensait à une chose qui lui venait
subitement à l'esprit, la jeune fille reculait avec une légère
mimique sur ses lèvres avant de lui adresser la parole,
sûrement à cause de son haleine, donc, si elle refusait son
soutien c'est qu'elle n'a nullement confiance en un homme
alcoolique et il voulait se sentir utile à quelque chose, lui
qui n'était plus qu'une épave humaine, ce sera peut être
difficile mais il ne faudra plus toucher au vin le matin, car
c'est toujours de bonne heure qu'elle vient prier.
Le lendemain matin, quand il pénétra dans la chapelle,
elle était à genoux en train de prier, malgré ses habits de
deuil elle ne sanglotait plus, il fit mine d'avoir un léger
éternuement pour attirer son attention, elle se retourna et
lui sourit et continua sa prière, quand elle eu terminé elle se
signa et se leva pour le saluer et cette fois elle ne recula pas
en arrière à la grande joie de son nouvel ami, il tenait un
prie Dieu à bout de bras, l'installa juste à coté du sien et lui
proposa d'essayer de prier, peut être que la foi reviendrait
par cet action de grâce, elle accepta en riant, cet homme si
simple aux faux airs bourrus était bon et son âme charitable
se dévoilait sous ses airs débonnaires.
Il se mit à genoux et en fermant les yeux implora Notre
Dame d'écouter sa prière, que cette pauvre innocente ne
méritait pas de souffrir, son père malade devait guérir, mais
la conviction n'était pas présente dans sa voix et il savait
très bien, tant pis, il aura quand même essayé, il se releva
confus, se signa et tête basse voulut s'éloigner, elle le
supplia de rester et de continuer, elle lui expliqua que prier
devait venir du coeur, qu'importe la façon de l'exprimer, il
fallait qu'il recommence sans crainte et sans honte, il
s'exécuta et pria une fois encore, recommençant plusieurs
fois ses voeux toute la matinée, il fallait que sa foi revienne.
Pendant les jours qui suivirent, Pétru apprit à respecter
ce lieu sacré, il priait tous les matins pour sa famille
disparue trop tôt, pour le père de cette jeune fille qui ne
pouvait être qu'une sainte, mais il avait surtout arrêté de
boire pour ne pas la froisser, il se lavait tous les matins et se
rasait deux fois par semaine, la foi l'avait transformé mais
surtout on lui avait fait comprendre qu'il était encore
quelqu'un, que la vie ne l'avait pas abandonné comme il le
pensait depuis ces deux dernières années.
Au fil des jours il avait retrouvé également la sagesse
d'antan au grand étonnement du Père Barnabé qui à son
insu avait fouillé sa besace qu'il savait dissimulée dans le
confessionnal, elle ne contenait que du pain frais avec un
peu de charcuterie ainsi qu'une pomme, mais point de
gourde à vin, ce changement lui parut suspect, peut être
voulait il conter fleurette à une paroissienne, d'où lui venait
cette subite foi qu'il a toujours reniée? Toujours est il que le
brave Père franciscain, malgré les questions qu'il se posait,
était tout de même satisfait de son homme à tout faire, ça lui
faisait un souci de moins à gérer, que ce changement ne soit
pas un leurre non plus pour ne pas se faire chasser d'ici.
Assunta la bonne avait aussi remarqué que Pétru se
comportait d'une bien étrange façon depuis quelques
semaines, il n'avait plus la voix cassée, l'odeur de mauvaise
vinasse ne sortait plus de sa bouche et son travail à l'église
était moins négligé, tous deux avaient renoué leurs liens
d'enfance et se remémoraient leurs vieux souvenirs, les bons
et mauvais moments, son pauvre mari avait été emporté lui
aussi par la peste qui avait heureusement préservé ses
enfants, ces derniers habitaient le Cortenais et Bonifacio
depuis leur mariage, elle aussi vivait seule, parfois elle
allait chez Pétru pour lui ranger un peu sa maison et ils en
profitaient pour parler et rire un peu ensemble.
Tous les matins il priait à la Sainte chapelle demandant
le repos de sa femme et de sa fille, il implora aussi Notre
Dame de donner la guérison au père de celle qui l'a sorti de
l'enfer, présente à ses cotés et ravie de voir d'aussi grands
progrès, elle lui souriait avec son visage angélique, ce
brave homme retrouvait peu à peu son identité et sa place
parmi les villageois qui recommençaient à le saluer comme
avant, bien sûr, plusieurs semaines auront été nécessaires
surtout pour lui faire perdre la mauvaise habitude de boire
ce vin à la moindre contrariété.
Assunta n'était pas non plus indifférente à son ami
d'enfance, la solitude et les malheurs passés les réunissaient
car tous deux s'aimaient bien, d'amitié certes, mais à leur
âge l'amour n'est plus qu'une façade du passé, ils se
connaissaient par coeur, finir leurs jours ensemble ne
pouvait que les rendre heureux et mettre un peu de baume
apaisant sur leurs blessures secrètes.
Pétru se sentait bien, le fait d'arrêter de boire et d'être
devenu plus sociable avaient provoqué un mouvement de
sympathie parmi la petite communauté, ce n'était pas une
nouvelle vie qui commençait pour lui mais son ancienne
façon de vivre qui revenait, il aurait aimé présenter la petite
au Père et à Assunta mais cette dernière refusait son offre
catégoriquement, elle désirait rester tranquille, lui disait
elle, la peine et le chagrin d'avoir son père malade ne lui
donnaient nulle envie de rencontrer quiconque pour le
les croyants l'appellent Notre Dame Des Grâces...
moment, plus tard peut être, elle n'était qu'une étrangère et
dans les villages il ne sont pas bien vus.
Un matin, alors qu'il revenait de la sacristie, il fut frappé
de surprise en la voyant assise sur un banc, elle avait
abandonné ses habits de deuil pour se vêtir d'une belle robe
de dentelle blanche, sa tête était recouverte d'un crêpe qui
allait à l'unisson, elle tenait un chapelet dans les mains et
avait les yeux fermés, un peu comme si elle dormait, à pas
feutrés il s'approcha d'elle et d'instinct appuya légèrement
sa main droite sur la sienne, elle ouvrit ses yeux, elle lui
souriait et ses yeux qui brillaient resplendissaient de
bonheur, elle se leva doucement et l'embrassa sur son front,
elle lui avoua avec joie que Dieu et la Vierge les avaient
entendus, son père était guéri, elle venait lui faire ses
adieux car elle ne viendrait plus dans la Sainte Chapelle.
Malgré le pincement au coeur qu'il ressentait, Pétru
acquiesça d'un bref hochement de tête, il s'y attendait un
peu, ce jour tant redouté venait d'arriver, elle lui prit les
deux mains et en lui souhaitant le plus grand bonheur avec
Assunta le remercia de son aide puis le lâcha sans cesser de
le regarder et lui dit d'une voix sereine et douce que Mère
est heureuse, elle pourra reposer en paix, toutes les deux ne
l'ont jamais oublié, elle venait du ciel pour le sauver, son
père malade était guéri.
Il blêmit en entendant ces mots, voulut lui répondre mais
ses lèvres restaient muettes,au moment où elle franchit la
porte, il lui cria de rester mais elle s'évapora dans un halo
de lumière, les fidèles présents lui intimaient de se taire, cet
endroit était sacré, il leur montra la porte en pleurant, sa
fille était revenue! Quelle fille? Personne n'avait rien vu, il
devait rêver, pensaient ces braves gens, les jeunes n'entrent
jamais seuls dans l'église, ça ne se fait pas ici, de plus, ils
étaient près de la porte, ils l'auraient vue sortir.
Il restait là, interloqué et ému, impuissant devant ce
miracle qui venait de s'accomplir, quand le Père Barnabé
s'approcha de lui, le prit fraternellement par l'épaule et lui
souria d'un air entendu, il avait aperçu la petite depuis le
premier jour et n'en n'avait soufflé mot à personne car en
tant que saint homme il pouvait voir et comprendre
certaines choses, elle avait réussi ce qu'il n'avait pu faire,
sauver le malheureux berger et lui redonner goût à la vie.
La légende raconte que quand il rendit son dernier soupir
une vingtaine d'années plus tard entouré de l'affection
d'Assunta et de ses amis retrouvés, son corps entier était
éclairé d'un rayon de lumière blanche et pure, il avait le
sourire d'un homme heureux en fermant les yeux.