Qui gagne perd
Epaules-Nues et ses cousins :
l'aboutissement de l'espèce humaine après tant de millénaires
Paul Valéry affirmait qu’il se refuserait toujours à écrire une phrase comme « La marquise sortit à cinq heures ». Pour ma part, je n’ai aucun scrupule à écrire « Epaules-Nues rentre au bungalow à 23 heures ». En revanche, la formule « Chassez le naturiste, il revient au bungalow » n’étant pas de moi, je m’abstiendrai prudemment de l’utiliser. D’autant plus que la belle serveuse du bar des Tadornes de Mâle-Hibou n’est pas du tout naturiste ; elle est tout au plus épaules-dénudiste.
Donc, Epaules-Nues rentre à 23 heures, et comme elle est très bien élevée, elle salue chaleureusement ses cousins les Torses-Nus, Moniteur-Sportif et Guide-Touristique. Epaules-Nues : Salut, les garçons ! Vous ne vous êtes pas ennuyés ce soir, sans moi ?
Moniteur-Sportif : Non, c’est la vaisselle qui s’est ennuyée sans toi. C’était une pitié de voir toutes ces assiettes qui baîllaient comme si elles lisaient un traité de macro-économie.
Epaules-Nues : Tu me permettras de ne pas porter d’appréciation sur tes blagues de macho qui te recaleraient aux tests d’humour de la légion étrangère.
Guide-Touristique : Moi, je trouve que tu rentres assez tôt, ma sorcière bien-aimée. Tu avais encore une heure avant que ton carosse ne se change en citrouille d’Halloween.
Epaules-Nues : Dis donc, le phallocrate intérimaire, si c’est une façon piquante de me dire que j’ai tout juste la permission de minuit…
Guide-Touristique : Minuit pile, c’est trop rude. Disons minuit dix-sept, avec les vingt minutes académiques.
Epaules-Nues : Quand je rentrerai à six heures du mat’, vous aurez l’air futé après avoir appelé le commissariat et tous les hôpitaux pour rien.
Moniteur-Sportif : On appellerait d’abord ton patron au bar, pour lui dire d’arrêter de te faire bosser à une cadence infernale.
Guide-Touristique : On est généreux de te laisser chez lui ! Une esclave, c’est comme une jeep ou un mouchoir, ça ne devrait pas se prêter.
Epaules-Nues hausse ses épaules bronzées, et, bonne joueuse, éclate d’un grand rire autodérisoire.Epaules-Nues : Z’êtes des petits salopards ! Des gredins de sac et de corde, comme disait grand-mère quand elle nous tirait les oreilles.
Guide-Touristique : Sacrée cousine ! Tu sais qu’on adore jouer les machos calabrais avec toi… et tu marches toujours comme un seul homme.
Epaules-Nues : En fait, j’avais terminé mon service depuis longtemps. Mais j’ai passé le reste de la soirée chez Andoche, pour méditer un peu.
Moniteur-Sportif : Ah, tu étais chez Andoche, au night-club gay.
Epaules-Nues : Oui, j’adore ! Andoche est délicieux, cultivé… et là, au moins, on ne me drague pas.
Guide-Touristique : Et tu méditais sur quoi ?
Epaules-Nues : Je me demandais comment il se faisait que, malgré nos tentatives répétées, les gains du loto mâle-hiboussois nous disaient toujours prout.
Moniteur-Sportif : On a parfois gagné de toutes petites sommes… Mais pour le reste, il faut attendre un coup de bol, prier Saint-L’Hasard…
Epaules-Nues : Eh bien, justement, ce fameux hasard, il se provoque, c’est ma théorie.
Guide-Touristique : Ah bon ? Si tu nous expliquais ça, gamine ?
Epaules-Nues : J’explique, mon loupiot… Quels sont les derniers chiffres que tu as joués ?
Guide-Touristique : Attends, j’ai noté ça dans un coin de mon agenda… Le 20, le 11, le 47…
Epaules-Nues : Purée et pommes mousseline, c’est pas vrai, le 47 ! Un chiffre plein d’aspérités, rien qu’à le prononcer, on manque d’air ! Perte assurée !
Guide-Touristique : Et qu’est-ce que tu m’aurais conseillé, à la place ?
Epaules-Nues : Le 26, par exemple, voilà un chiffre qui se laisse apprivoiser. Il est doux, il est fluide, il glisse sans rien demander…
Moniteur-Sportif : Bof… Tu sais, notre fidèle client Otto Klappevogel joue très souvent le 26 quand il est de passage, et il n’a jamais gagné.
Epaules-Nues : Forcément, avec l’accent teuton qu’il se paie, il ferait fuir n’importe quel 26 normalement constitué jusqu’au bout des derniers quadrillions.
Guide-Touristique : Mais dis-moi, chère petite cousine, depuis quand t’intéresses-tu aux arcanes de la numérologie ?
Epaules-Nues : J’ai lu des bouquins très intéressants sur le caractère des nombres et l’esthétique empathique des analogies chiffrées.
Moniteur-Sportif : Moi, j’ai toujours choisi mes chiffres en comptant les mots dans un dictionnaire d’architecture, c’est esthétique aussi. Et tu jouerais quoi d’autre ?
Epaules-Nues : Le 12, qui bourdonne gentiment… Et le 8, discret, qui attend son heure… Le 32, sympa, tout en rondeurs, et le 19, bien droit sur ses jambes.
Guide-Touristique : Il en manque encore un.
Epaules-Nues : Je vais puiser dans mes agréables expériences récentes… Voyons, hier, j’étais avec mon maître nageur italien… Disons… Gngngn centimètres au repos… Voilà, j’ai coché !
Moniteur-Sportif : Si ta méthode intuitive marche aussi bien que tu le crois, je veux bien manger mes fiches de loto, ma fière alezane.
Epaules-Nues : Consulte d’abord ton toubib, mon brave mustang. Une contre-indication est toujours possible.
Guide-Touristique : A propos, vous avez vu ? Cette semaine, les fiches de loto sont décorées d’un logo spécial, une tête de chien.
Moniteur-Sportif : Oui, c’est une idée de Paul-Orthodoxe Bain-Marie, l’organisateur local du loto. Il aime les chiens à la folie, alors, il a organisé la semaine du logo chien.
Epaules-Nues : Il a raison, ils sont marrants et mignons, les chiens !
Guide-Touristique : Enfin, soit, chère cousine, on verra si ta martingale va réussir.
Epaules-Nues : Elle réussira, cousin, et, malgré votre scepticisme, comme je vous aime bien, je partagerai avec vous.
Moniteur-Sportif : Souhaitons que tu touches au moins quelques centimes, alors… Faut avoir une sacrément bonne vue pour partager rien du tout en trois.
Et le grand jour du tirage arrive, les numéros gagnants sont proclamés en place publique. Chaque joueur entretient un petit espoir d’empocher de substantiels bénéfices, mais qu’en est-il de notre Epaules-Nues ? La voici : elle semble très impatiente d’annoncer la nouvelle à ses deux cousins, qui ont passé un maillot de corps pour la circonstance.Epaules-Nues : Salut, les gars ! J’ai deux nouvelles, une prévisible et une surprenante !
Moniteur-Sportif : Commence par celle que tu veux. Même pour la prévisible, on s’attend à tout.
Epaules-Nues : La prévisible, c’est que j’ai gagné le gros lot, tous mes chiffres ont été tirés.
Guide-Touristique : Félicitations, tu m’épates ! Garde tout, tu l’as bien mérité. Et la surprenante, qu’est-ce que c’est ?
Epaules-Nues : Cette fois-ci, le gros lot n’est pas un prix en argent. Pour sa semaine du chien, Paul-Orthodoxe Bain-Marie a décidé de lancer une opération exclusive, unique et assez loufdingue.
Guide-Touristique : Mais encore ?
Epaules-Nues : Figurez-vous qu’il croit beaucoup, lui aussi, à l’intuition chiffresque…
Moniteur-Sportif : Même si ça m’exaspère, il n’a pas tort, puisque c’est grâce à elle que tu as gagné. Et donc… ?
Epaules-Nues : Et donc, il a gamberbé que la personne qui sentirait les bons chiffres de la semaine du chien devrait très bien s’entendre avec… avec son clebs.
Guide-Touristique : Non, tu ne veux pas dire que ton gros lot… ?
Epaules-Nues : Mon gros lot, c’est ça : j’ai l’honneur de veiller vingt-quatre heures sur Gibraltar, le dogue danois de Bain-Marie !
Aussitôt, un secrétaire coincé arrive avec l’énorme chien, et remet la laisse à Epaules-Nues. Le dogue exprime immédiatement le besoin irrépressible d’aller promener sa maîtresse d’un jour. Il tire sur sa laisse de toutes ses forces, tandis qu’Epaules-Nues tente en vain de le ralentir.Epaules-Nues : Du calme, Gibraltar ! Calmos, je t’ai dit ! Ne m’attendez pas pour dîner, les cousins !
Moniteur-Sportif : Bonne promenade, cousine ! Souviens-toi, tu gardes ton collier et tu fais pas pipi sur la plage.
Guide-Touristique : Et tu cours pas après les voitures, même s’il y a un beau mec à l’intérieur.