Merci... Y a pas de quoi !
Epaules-Nues et ses cousins, au goût orange et citron
Au bar des Tadornes, la belle Epaules-Nues se démène avec son énergie habituelle, courant d’une table à l’autre. La barmaid qui sert plus vite que son ombre et qui se recoiffe plus vite que son reflet dans le miroir est débordée. C’est « l’heure de pointe » au bar, le moment où le soleil se couche sur la plage de Mâle-Hibou, et où les touristes préfèrent l’intérieur.
A la table proche des juke-boxes, sont assis les deux géniaux cousins d’Epaules-Nues, Torse-Nu Moniteur-Sportif et Torse-Nu Guide-Touristique (ils n’ont même pas de cravate !). Officiellement, ils sont là « en clients », mais ils sont prêts à bondir si nécessaire. Ils ne veulent pas que des clients embêtent leur cousine chérie, bien qu’elle sache très bien se défendre toute seule, comme elle ne cesse de le leur répéter et de le leur démontrer. Moniteur-Sportif : Vaut mieux ouvrir l’œil, cousin ! Je sais que les clients de Mâle-Hibou sont généralement assez friqués, mais pas toujours gentlemanisés. Ils proviennent d’horizons très divers.
Guide-Touristique : Et parfois d’horizons très horizontaux, où les loisirs quotidiens consistent à coucher de jolies filles dans un lit moelleux.
Profitant d’une accalmie, Epaules-Nues s’approche de ses cousins.Epaules-Nues : Encore en train de comploter pour sauver la demoiselle en détresse, les deux zozos ?
Moniteur-Sportif : On est au courant que la demoiselle en détresse sait se bagarrer…
Guide-Touristique : Mais ça n’empêche pas de donner, le cas échéant, un coup de main… ou un coup de poing !
Epaules-Nues : Les clients commencent à partir… Mais j’ai repéré, à la table 34, Aucassin Frôlemiches, l’as des peloteurs harceleurs.
Moniteur-Sportif : Tu veux qu’on s’en occupe ?
Epaules-Nues : Du tout ! Je l’ai remballé deux ou trois fois ces derniers mois, quand il essayait de me faire son show…
Moniteur-Sportif : Possible, mais tu as vu, il ne reste plus de minettes dans le bar, et celles qui restent sont accompagnées.
Guide-Touristique : L’obsédé va donc jeter à nouveau son dévolu sur toi.
Epaules-Nues : C’est là que je l’attends. Je sens monter les bouffées de chaleur chez lui, il me lorgne avec avidité…
Guide-Touristique : Justement, méfie-toi, il est dangereux, comme il est là.
Epaules-Nues : T’inquiète ! Je vais jouer un peu avec lui, comme une souris s’amuse avec un chat avant de le croquer.
Les deux Torses-Nus réalisent immédiatement ce que la fin de cette phrase a d’anti-écosystématique, mais qu’importe ! En deux bonds agiles, leur adorable cousine a immédiatement rejoint la table 34, où Aucassin Frôlemiches, en chemise légère vert bouteille, l’interpelle sans vergogne.Frôlemiches : Coucou, la p’tite serveuse ! Tu crois pas qu’on pourrait avoir une jolie conversation d’adultes ?
Epaules-Nues : Volontiers, p’tit mec ! Va me chercher l’autre adulte, que je discute avec lui de météo et d’électroménager ! Et vouvoie-moi, fais comme si j’étais plusieurs !
Frôlemiches : Dites voir, il paraît… que vous êtes passionnée de linguistique et que vous suivez les cours de langues, certains soirs, à l’université.
Epaules-Nues : Je m’intéresse aux langues, sauf quand elles humectent des babines de chacal…
Frôlemiches : Vous me jugez mal, je veux seulement bavarder avec vous de choses un peu intellectuelles !
Aucassin Frôlemiches vient d’une ville de beaufs, où il suffit de parler plus fort que les autres pour épater le monde. Il croit pouvoir draguer Epaules-Nues à l’esbroufe, en étalant platement ses fausses connaissances.Frôlemiches : Que pensez-vous du mot « merci », par exemple ?
Epaules-Nues : Merci ? J’en pense qu’à deux lettres près, c’était la seule citation célèbre du général Cambronne, mais qu’on se serait moins marré avec celle-là.
Frôlemiches : Mais ne trouvez-vous pas le « merci » un peu contre nature, socialement ? Tenez, imaginons que ce soit l’heure de la fermeture…
Epaules-Nues : Pas besoin d’une imagination délirante pour ça, cher client ! C’est l’heure de la fermeture !!!
Frôlemiches : C’est bien pour ça que j’ai pris cet exemple, j’ai l’esprit d’à-propos. Je vous donne une grosse coupure, vous me rendez le reste, et je vous dis « merci »…
Epaules-Nues : Joli mot d’auteur… Ceci dit, « gardez la monnaie », c’est plus bavard, moins concis, mais c’est pas mal non plus.
Frôlemiches : Mais ne voyez-vous pas qu’en vous remerciant, j’ai l’air de vous être reconnaissant de ne pas garder mon reste pour vous… Comme si vous me faisiez un cadeau…
Epaules-Nues : Je vois… Paradoxe de la politesse… Comme si on disait « Merci, Madame, de ne pas m’avoir volé ». Je n’y avais jamais pensé…
Frôlemiches : Vous voyez, je n’aime pas seulement les petites fesses, je réfléchis aussi.
Frôlemiches se mord les lèvres, en se demandant si un mot de trop ne vient pas de lui échapper. (Non, sans blague ?!) Il commence à baver, mais Epaules-Nues ne semble pas s’en apercevoir, elle se laisse emporter par son amour du verbe.Epaules-Nues : C’est rigolo, quand on y pense… Vous connaissez le premier sens de « merci » ? Je l’ai appris en relisant Villon.
Frôlemiches : Non, poupée gonflable… Euh… Hmmmmm… Non, Mademoiselle Epaules-Vachement-Nues… Arfffff…
Epaules-Nues : Merci, autrefois, voulait dire « pitié ». Pensez, quand vous me remerciez, vous implorez ma pitié, comme si j’avais un flingue sur moi…
L’obsédé sexuel s’est retenu trop longtemps, il en a assez de ces considérations lexicologiques…Frôlemiches : Flingue ou pas, vous êtes bien armée. Surtout à cet endroit-ci…
Les mains baladeuses du satyre s’approche des seins fermes d’Epaules-Nues. Au fond du bar, Torse-Nu Moniteur-Sportif et Torse-Nu Guide-Touristique se lèvent d’un bond. Mais la belle serveuse a déjà attrapé une chaise, et elle la fracasse sur le crâne d’Aucassin Frôlemiches.Epaules-Nues : Tiens ! Et souviens-toi que tes aïeux disaient merci à leur dame quand elle leur ouvrait sa ceinture de chasteté.
Monsieur Probus, le patron du bar, accourt aussitôt, de même que les cousins d’Epaules-Nues et les derniers clients attablés.Guide-Touristique : Tout est OK, cousine, tu vas bien ?!
Moniteur-Sportif : On t’avait bien dit de ne pas t’approcher de ce croque-mitaine !
Epaules-Nues : Grogne pas, il roupille ! Je lui ai chanté
Aie confiance de Kaa le python.
Aucassin Frôlemiches est éjecté… Puis, Epaules-Nues, mains aux hanches, regard d’aiglonne impériale, se tourne vers son patron.Epaules-Nues : Boss, demain, dites aux clients de ne plus me remercier quand je leur sers leurs consommations. J’aime pas qu’on me traite de gangsteresse.
Et un peu plus tard, pour décompresser, devant leur bungalow, Epaules-Nues et ses deux cousins Torses-Nus se battent amicalement dans un vigoureux tourbillon. Comme toujours, ils se livrent une bataille… sans merci.